L’urinoir de Marcel Duchamps

M. Pinoncelli et Duchamp : frappante charitéLE MONDE | 06.01.06

« Ils parlent en connaissance de cause : La Fontaine de Marcel Duchamp a déjà été restaurée après avoir subi une première fois les foudres de M. Pinoncelli, le 24 août 1993, lors d’une exposition au Carré d’art de Nîmes. L’artiste s’était tout d’abord soulagé dans la sculpture, un urinoir industriel posé tête-bêche, par rapport à son installation d’origine.
Duchamp avait vainement tenté d’exposer sa pièce en 1917, à New York, sous le pseudonyme de R. Mutt, qui évoquait le nom d’un fabricant local de matériel de salles de bains. La sculpture fut refusée par le jury.
Duchamp s’en expliqua dans un entretien publié en 1961 : « Les motifs pour refuser l’envoi furent les suivants : 1. Son envoi était immoral et vulgaire. 2. C’était un plagiat, ou plutôt une simple pièce commerciale ressortissant à l’art du plombier. A cela, M. Mutt répondit que sa fontaine n’était pas immorale puisqu’on pouvait chaque jour en voir de semblables exposées dans tous les magasins d’installation de bains et autres objets de plomberie. Sur le second point, M. Mutt fait remarquer que le fait qu’il eût modelé ou non la fontaine de ses propres mains était sans importance, l’important était dans le choix qu’il en avait fait. Il avait pris un article courant de la vie, et fait disparaître sa signification habituelle sous un nouveau titre et, de ce point de vue, avait donné un sens nouveau et purement esthétique à cet objet. »
M. Pinoncelli a déclaré qu’il rendait « sa dignité à l’objet, victime d’un détournement d’utilisation, voire de personnalité ». La miction était bénigne, mais l’artiste avait cru déjà nécessaire de briser le mythe à coups de marteau : « Etre redevenu un simple objet de pissotière après avoir été l’objet le plus célèbre de l’histoire de l’art – Son existence était brisée – Il allait traîner une existence misérable – Mieux valait y mettre un terme, à coups de marteau – Pas du tout un geste de vandale, un geste charitable, plutôt. »
Le tribunal de Tarascon avait condamné, le 20 novembre 1998, M. Pinoncelli à une amende de 45 122 euros.
L’affaire était même devenue un cas d’école pour les juristes. Interrogé par Le Monde, l’avocat Bernard Edelman estimait que le tribunal avait « rendu un jugement très intelligent, en condamnant Pinoncelli pour « parasitisme de la gloire ». En brisant un urinoir célèbre, il cherchait à s’accaparer la notoriété de l’artiste qui y avait apposé sa signature. »
M. Pinoncelli est un habitué : des actions, au sens artistique du terme, il en a produit plus de 70, depuis 1963. On lui doit, en 1969, un « attentat culturel contre Malraux » : il avait, armé d’un pistolet à eau, aspergé le ministre de peinture rouge lors de l’inauguration du Musée Chagall de Nice. En juin 1975, il avait braqué avec un fusil, mais sans munitions, les locaux de la Société générale, toujours à Nice. Il s’agissait alors de protester contre un jumelage entre Nice et Le Cap, en Afrique du Sud, alors sous le régime de l’apartheid. L’artiste n’a peur de rien, l’homme est entier. Presque : en juin 2002, dans un musée de Cali, en Colombie, il s’est tranché un doigt avec une hache en signe de solidarité avec Ingrid Betancourt. Il s’agissait de partager la violence faite à l’otage retenue par les FARC.
Plus prosaïquement, La Fontaine de Marcel Duchamp n’existe plus depuis 1917, date à laquelle l’original s’est perdu. Les huit versions aujourd’hui disponibles sont le résultat d’une édition réalisée par l’artiste et le marchand italien Schwartz en 1964. La dernière disponible sur le marché a été vendue à un collectionneur grec en 1999, pour l’équivalent de 1,6 million d’euros.

Harry Bellet »

(Article paru dans l’édition du 07.01.06)

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